Depuis peu, je me rends compte que je porte une affection particulière aux recueils d’histoires courtes. Véritable mine de créativité, ce format se permet une totale indépendance vis-à-vis des contraintes liées aux publications par chapitre. C’est aussi un moyen rapide et efficace pour les auteurs d’itérer toutes sortes d’idées qui leur passe par la tête, en suivant une thématique ou non. C’est le cas de Oto Toda et de son recueil intitulé L’Arrache-Chair publié aux éditions Akata qui continue d’alimenter leur ligne éditoriale avec des œuvres riches en questionnements et en éducation sur des thématiques LGBTQIA+.
Relations
D’une manière générale, tous les essais de ce recueil tournent autour de la relation, mais chaque histoire emprunte une approche différente d’un point de vue narratif et thématique.
Par exemple, la première histoire nommée David, est peut-être la plus simple. Réinterprétation du principe des films Toys Story, il s’agit de la relation d’une fillette et de son jouet à l’effigie de la sculpture David par Michel-Ange. La nature loufoque de cette histoire courte (et peut-être parce qu’elle me rappelle fortement l’hilarant Teenage Renaissance, aussi paru chez Akata) en font une entrée en matière particulière. Je ne sais toujours pas quoi penser d’une telle introduction, sachant que le titre L’Arrache-Chair du recueil fait directement référence à la nouvelle la plus importante du recueil et qui n’a rien de drôle, mais nous y reviendrons.
Métaformes
Comme stipulé dans sa postface, l’auteur aime utiliser les métaphores pour ses expériences narratives, ainsi un mal de ventre se transforme en régurgitation de pastèque entière dans laquelle se trouve un bébé, le tout symbolisant la rédemption du personnage vis-à-vis de sa relation avec sa mère. Bref, tout un programme toujours brillamment illustré par le coup de crayon précis et expressif de Oto Toda. Rien d’autre à ajouter sur cette nouvelle, si ce n’est que l’ambiance a radicalement changé entre la première et la 2ème histoire.
Après la nouvelle de la statue de Michel-Ange façon Toys Story et celle de la pastèque, 7 histoires courtes d’une double-page chacune confirment la polyvalence narrative et graphique de l’auteur qui donne l’impression d’être très à l’aise et de s’amuser. Le format des histoires courtes en 2 pages était un format que j’avais déjà eu l’occasion de découvrir dans Tout au bout du quartier, c’est un challenge extrêmement intéressant nécessitant une grande capacité d’abstraction et de synthèse. Je peux néanmoins comprendre que ce genre de défi ne puisse pas nécessairement plaire à tous les lecteurs.
Ces quelques pages restent finalement assez anecdotiques, car le plus gros morceau du recueil arrive enfin.
L’Arrache-Chair
L’auteur Oto Toda est non-binaire (le pronom que j’utiliserai pour en parler sera donc “iel”) et dans sa jeunesse, iel s’est posé beaucoup de questions, notamment sur sa définition du bonheur et sa relation avec ses parents. De ce point de vue, l’Arrache-Chair est une nouvelle extrêmement personnelle, car même si iel n’a pas ouvert de chaîne youtube sur la chasse, c’est une question qui lui avait traversé l’esprit, toujours d’après la postface en fin de tome.
La chasse est considérée dans la conscience collective comme étant une activité bien virile pour homme fort et barbu. On tue avec des fusils puis on mange de la viande, une activité parfaitement faite pour affirmer sa masculinité. Chiaki Ogawa vit avec seul avec son père, vieux chasseur bourru n’ayant jamais réussi à faire le deuil de sa femme décédée. Chiaki est un homme, mais il est né dans un corps de femme et ses formes sont difficiles à cacher. Elles rameutent bien souvent de nombreux viewers peu respectueux lors de ses lives sur Youtube durant lesquels il fait des démonstration de dépeçage et découpage d’animaux fraîchement chassés. Il arrache la chair. Mais en réalité, c’est une tout autre chair qu’il aimerait pouvoir arracher : la sienne.
Tant qu’il ne fait pas de transition physique, Chiaki cache sa vérité à son père, malade qu’il ne veut pas le rendre triste, quitte à faire passer son propre bonheur en dernier. Il pense aussi que son père ne comprendrait pas ce qu’il se passe en lui alors que toutes les nuits, il rêve de s’arracher cette poitrine qui lui rappelle constamment qu’il est né dans le mauvais corps.
Bref, l’Arrache-Chair est une belle métaphore sur le droit au bonheur et la transidentité dans une relation familiale à la configuration atypique.
Dissonances
En VO, le recueil s’appelle “Niku o Hagu” qui pourrait se traduire par “détacher la viande”, un terme qui correspond donc bien avec la thématique principale de la nouvelle avec Chiaki. Si je ne me trompe pas, ce terme en VO est un peu moins cru que son adaptation en français. “L’arrache-chair” donne un ton plutôt sordide. Note : A la suite de sa lecture de cet article, le traducteur Vincent Marcantognini m’a expliqué que son choix pour ce titre était une référence à l’Arrache-Coeur de Vian, pour le côté introspectif mais aussi pour les scènes surréalistes de certaines nouvelles. Une explication bienvenue qui permet d’appréhender différemment ce titre, bien que la référence ne sera pas reconnue par tout le monde. Merci à lui pour les précisions !
Graphiquement le titre du livre en japonais joue effectivement avec la symbolique de la découpe, avec ses caractères scindé en 2, mais la typographie en elle-même reste relativement sobre. Malgré toute l’affection que je porte à Luchisco et à son travail, je trouve que l’exercice est manqué pour ce titre. Graphiquement, c’est percutant, rien à dire, mais ce n’était pas l’objectif selon moi. L’aspect sale du mot “arrache” et ce côté viscéral du mot “chair” donnent plus l’impression d’être en présence d’un titre horrifique, voire d’un thriller. Pour moi, on est donc très loin du ton et du propos très intimes de ce recueil.
De plus, l’illustration de couverture montrant cette viande suspendue ainsi que ces deux personnages dont l’un tenant un fusil ne permet pas réellement de saisir la réelle atmosphère qui se dégage du titre.
Bien que l’Arrache-Chair soit à nouveau une histoire de relation très touchante, la nouvelle suivante du recueil arrive comme un cheveux sur la soupe, après une nouvelle qui est clairement l’œuvre principale de cet ouvrage.
L’emphase est fortement mise sur cette nouvelle en particulier, difficile de ne pas être déstabilisé face à toutes les nouvelles souvent farfelues qui accompagnent celle-ci également, comme si elles avaient été ajoutées pour pouvoir prétendre à un nombre de page suffisant pour que le recueil soit édité, sans volonté de mettre ces autres histoires en valeur autrement qu’avec 4 personnages rigolos en quatrième de couverture (jurant au passage à nouveau avec le reste).
Des métaphores intéressantes sur les relations.
Une belle histoire principale sur la transidentité.
Un recueil qui montre toute la polyvalence narrative et artistique de l’auteur.
Un recueil finalement peu homogène.
Une direction artistique manquée pour le graphisme de la couverture.
Difficile de donner une appréciation concrète sur l’Arrache-Chair. L’histoire principale, celle de Chiaki, est une très belle nouvelle sur le thème de la transidentité, et apporte une pierre supplémentaire aux superbes efforts des éditions Akata pour éduquer les lecteurs à certaines thématiques. Mais cette nouvelle est finalement trop brève et accompagnée d’histoires, certes touchantes et démontrant une grande polyvalence de l’auteur, mais trop anecdotiques en comparaison. Une lecture néanmoins très agréable, si on ne se fait pas tromper par le titre ambigu et le graphisme de la couverture.