Aujourd’hui, l’image de l’homme fort et viril, qui sauve la veuve et l’orphelin et qui a toutes les femmes à ses pieds, ce n’est plus du tout à la mode. De nombreux efforts sont faits pour rééduquer le regard des lecteurs face à l’image patriarcale que peuvent véhiculer certaines œuvres. L’époque de l’homme fort, celui avec une grosse paire de testicules et des beaux muscles saillants qui met toutes les femmes dans son lit tend à une révolution. Même des personnages bien virils et bien machos comme Kratos (du jeu vidéo God of War) aux agissements discutables dont notamment une animosité sexuelle vis-à-vis de certaines femmes sont aujourd’hui en quête de rédemption. Evidemment, il s’agit là de la volonté des scénaristes qui tentent de rééquilibrer du mieux possible une image qui aujourd’hui n’est plus d’actualité.
Comment réussir en 2022 à mettre en scène à nouveau un personnage surpuissant à la virilité exacerbée, aux valeurs profondément machistes, avec un besoin débordant de copuler, sans s’attirer les foudres du lectorat ?
C’est le défi que se lance le mangaka Shu Sakuratani grâce à son premier manga intitulé Rooster Fighter. Et la solution est plutôt évidente : Et si on s’éloignait de l’homme fort pour retourner dans une démarche plus bestiale ? Et si cette force brute et virile qu’il faut représenter prenait la forme d’un animal puissant et majestueux. Qui est le plus charismatique des animaux, celui qui a généralement un harem rien que pour lui et dont il dispose à sa guise ? Celui dont les éructations sont impressionnantes de virilité et dont la fierté est une de ses caractéristiques principales ? Vous l’aurez deviné, il s’agit bien évidemment du…coq. Animal dont le nom anglais se dit communément Rooster, mais parfois aussi Cock, qui est également l’appelation en argot (et non pas en ergot) la plus commune pour parler du sexe masculin dans la langue de Shakespeare. Cet animal dont les barbillons pendouillent au menton comme une immense paire de…bref. Rooster Fighter tome 1 est sorti le 4 mai 2022, aux éditions Mangetsu. Préparez-vous à prendre une rouste !
Big Coq
Rooster Fighter raconte la quête vengeresse du coq Keiji, qui cherche inlassablement le Kijû qui a dévoré sa sœur Sara après avoir saccagé sa maison dans une scène parodiant gentiment le début du célèbre manga l’Attaque des Titans. Les Kijûs sont justement des sortes de titans monstrueux qui s’attaquent aux humains. Keiji les traque, dans l’espoir de retrouver celui qui a une marque sur le cou afin d’assouvir sa vengeance. Un synopsis plutôt convenu, voire banal mais la force du manga se trouve moins dans le fond que dans la forme.
Jouissant d’une mise en scène forte et de cases dynamiques, les combats, bien que dantesque, sont rapidement expédiés. Des affrontements courts car Keiji coq fort, Keiji démolir Kijûs aussi vite qu’ils n’apparaissent. La brièveté des combats met justement cette emphase sur l’immense puissance de ce coq pas comme les autres, qui se contente généralement d’éructer extrêmement fort pour exploser la tête de ses adversaires.
Ce “fighter” se fight finalement assez peu dans ce premier tome, il n’en a pas besoin, et le gros des chapitres n’est en réalité que très peu centré sur la baston, au profit de scénettes présentant le grand cœur de notre héros gallinacé. C’est aussi ça, un vrai homme, c’est un altruisme débordant, protégé sous une carapace de muscles, toujours prêt à secourir les faibles (généralement des femmes et des enfants).
Ce tome fait finalement surtout office d’introduction pour présenter Keiji et sa toute puissance au monde entier, la fin du tome laisse présager que les affrontements monodirectionnels dignes de Saitama (le fameux One-Punch Man), vont laisser la place à une rivalité plus équilibrée. D’autant plus qu’en plus de démolir ses adversaires, Keiji va avoir la tâche d’escorter un nouveau personnage. Une bonne occasion de relancer l’intérêt du titre qui commençait déjà à donner des signes d’essoufflement sur un seul tome. Mais le potentiel est là, et ce qui nous attend pour la suite a l’air digne d’intérêt !
Satire à balles réelles
Personnellement, je vois avant tout Rooster Fighter comme un manga à but satirique. Je pense que Shu Sakuratani a parfaitement compris comment se moquer du héros dégoulinant de masculinité, sans virer dans la parodie pure, tout en instaurant une intrigue qui lui est propre. En mettant un scène un coq alpha au lieu d’un homme, il peut se servir allègrement des clichés du mascu sans rendre le tout très lourd, car il n’y a effectivement rien de plus poussif qu’une parodie qui insiste trop et qui met des coups de coude intempestifs au lecteur pour lui rappeler de souffler du nez.
Sans être un chef-d’œuf, Rooster Fighter est suffisamment original pour susciter la curiosité. Il faut avouer que cette couverture avec ce gros plan sur cette tête emplumée a de quoi attirer l’attention ! Il faut néanmoins être prêt à découvrir une œuvre satirique et parodique avant tout et ne pas s’attendre à un pur shônen manga de baston.
Une belle plume
Que l’on soit réceptif ou non à l’absurdité du concept de Rooster Fighter, il faut avouer que visuellement c’est très percutant. Les cases sont vraiment très généreuses en décors et en trames, sans jamais nuire à la lisibilité. Tout est minutieusement détaillé. Les scènes d’action sont dynamiques et la mise en scène est particulièrement soignée pour mettre en évidence le charisme de Keiji et sa crête virile. L’auteur semble néanmoins moins investi dans le dessin des personnages humanoïdes, comparés aux animaux. Mais je pense qu’une fois de plus, il s’agit d’une pirouette graphique pour valoriser encore plus la supériorité des animaux à côté des humains souvent représentés de manière ridicule. Ce serait parfaitement cohérent avec l’esprit satirique du titre, mais peut-être qu’il ne sait juste pas dessiner les humains aussi aisément que les animaux, je ne sais pas (mais j’en doute) !
D’un point de vue de l’édition, malgré un tirage ayant souffert d’un pliage trop court au niveau de la jaquette, le travail fourni par les éditions Mangetsu est remarquable. L’effet irisé sur la couverture est discret mais très élégant, et offre un contraste vraiment drôle avec le visuel de couverture, où l’absurde flirte avec le classieux. Personnellement, j’aime beaucoup la démarche ! Attention, cet effet de fabrication est réservé au premier tirage, alors si le titre vous intéresse, dépêchez-vous de vous procurer celui avec la mention « édition limitée » sur la quatrième de couverture.
La traduction d’Alexandre Fournier est vraiment impeccable, grâce à de nombreux jeux de mot qui font mouche (et vous savez à quel point j’aime les jeux de mot). Le tout est lettré à la perfection par le talentueux spAde, qu’on ne présente plus sur ce blog (je rappelle qu’un interview est disponible en fin d’article ici). L’adaptation des onomatopées par exemple vous clouera le bec !
Une démarche satirique très drôle.
L’aspect parodique n’est pas du tout lourd.
Des dessins et une mise en scène très détaillés et dynamiques.
Un travail d’édition impeccable.
Un synopsis qui ne casse pas (encore) des briques.
Il faut adhérer au délire et ne pas s’attendre à un pur shônen de baston.
Le problème de pliage sur la jaquette sur ce tirage limité est un peu triste.
Rooster Fighter est avant tout une œuvre satirique qui se moque du héros mâle viril, musclé, au grand cœur, qui fait tomber toutes les poulettes. Si ce postulat vous est bienvenu, alors vous apprécierez ce manga grâce à ses référence semées par-ci par-là. Shu Sakuratani propose un manga bien différent du simple shônen de baston qui vous fera au moins sourire, peut-être éclater de rire, selon votre réceptivité. Personnellement, ce genre de concept me plaît, et je suis vraiment curieux du développement de la suite de la quête de Keiji !