Naoki !
Est-ce qu’en 2022 il est encore nécessaire de présenter Naoki Urasawa ? Mangaka depuis prêt de 40 ans, il s’est rendu célèbre à l’internationale grâce à ses thrillers absolument haletant comme Monster et 20th Century Boys. Grand maître de la narration et de la caractérisation de ses personnages, Naoki Urasawa possède un trait reconnaissable entre tous qui sert sa mise en scène toujours diablement efficace. De nombreux auteurs se sont inspirés de son dessin et de son découpage, mais il reste au sommet de son art.
Il y a quelque temps, lorsque Pluto, une série inédite prenant place dans l’univers du célèbre Astro Boy de Osamu Tezuka. Certains fanatiques affirmaient que le flambeau de “Dieu du Manga” allait passer de Tezuka à Urasawa. Finalement, bien que certains articles parlant de l’auteur n’hésitent pas à propulser Urasawa au rang de divinité, il me semble que ce statut est finalement resté réservé à Osamu Tezuka (et c’est bien ainsi).
Forcément, quand un mangaka fédère tant d’admiration, le public souhaite connaître toute sa bibliographie. Et c’est là qu’il est intéressant de découvrir que Naoki Urasawa n’a pas toujours été un auteur à thrillers. Après sa toute première œuvre de récit militaire, Pineapple Army (série dont un seul tome est sorti en France en 1998, chez Glénat, avant d’être annulée), Urasawa a eu une période très sportive entre 1987 (l’année de ses 27 ans) et 1999 grâce à deux séries publiées. La seconde est Happy, une histoire de tennis publiée en France aux éditions Panini, alors que la première est Yawara ! un manga en 29 tomes aux éditions Kana dont la thématique principale est le judo.
Il faut savoir que Yawara ! était un titre particulièrement attendu en France, et pour honorer l’enthousiasme des fans de l’auteur, les éditions Kana ont directement opté pour une une version grand format de type “Perfect” de 300 pages dont certaines en couleurs. Cette édition plus luxueuse est également sortie au Japon entre 2013 et 2015 et compile le tout en 20 tomes tout en bénéficiant de nouvelles illustrations de couverture de la part de Naoki Urasawa.
7 tomes de Yawara ! sont déjà parus chez nous depuis le 25 septembre 2020, date de publication du premier volume en Français. Et je pense que le moment d’écrire un article de découverte et de rétrospective est propice car le tome 7 marque la conclusion d’un arc principal dans l’histoire de son héroïne.
Yawara !
Comme son nom l’indique, le manga raconte l’histoire de la jeune Yawara, une jeune prodige du judo, dont la technique est aussi renversante que sa beauté. Elle ne laisse aucun homme indifférent. Cependant, elle rejette la pratique de ce sport. Délicate et coquette, ses aspirations sont toutes autres. Elle souhaite rencontrer l’amour et s’occuper de sa future famille et de son foyer du mieux possible en étant une parfaite ménagère. Avant de hurler au scandale, il est important de resituer le manga dans son contexte en précisant qu’il a été créé au Japon dans les années 80. Pour un manga se déroulant à Tokyo à cette période, il n’est pas étonnant d’y trouver ce genre de thématique et d’aspiration.
Le sujet principal du manga n’est pas exactement le judo. Il s’agit plutôt du rapport conflictuel qu’entretient Yawara avec ce sport de combat. Je pousserai la réflexion plus loin en considérant que les 7 premiers tomes racontent en réalité le rapport de cette jeune femme avec d’autres personnes et l’impact du judo dans chacune de ses relations. C’est là l’une des forces du manga, cette capacité de jouer avec la focale autour du sport pour montrer les différents visages de Yawara ainsi que ses états d’âmes en utilisant ses relations comme moteur narratif. C’est pourquoi j’ai décidé de construire cet article en utilisant les personnages importants qui entourent Yawara comme piliers de rédaction.
Jigôro !
Bien qu’elle elle s’évertue à rejeter cette idée, Yawara est une réelle prodige du judo, tel un personnage principal classique, doté d’un immense talent qui ne demande qu’à être exploité. Un postulat narratif qui est particulièrement utilisé dans le cadre des manga de sport. Mais la position de Yawara est intéressante car elle refuse de faire du judo malgré son immense talent. Ses aspirations s’en éloignent complètement, comment l’image d’une jeune femme souhaitant être délicate, coquette et intéressée par des activités telles que le shopping ou la cuisine pourrait être compatible avec le statut de judoka ? C’est un sport de combat, et donc un sport de personnes imposantes, et principalement des hommes (phrase à garder évidemment dans le contexte de l’époque).
Cette dualité qui existe en elle est inculquée principalement par son grand-père, le célèbre judoka anciennement champion national, Jigorô Inokuma. Chaque apparition de ce vieux papy excentrique et grossier le présente en train de goinfrer, vestige d’un passé de sportif d’élite. Contrairement à sa petite-fille, le judo c’est toute sa vie. Auteur d’un célèbre ouvrage au titre improbable considéré comme une bible sur ce sport, Jigorô Inokuma est une superstar dans le milieu, et il le sait. Raison de plus pour Yawara de rester pudique quant à sa lignée familiale.
Depuis que le père de Yawara (et donc le fils de Jigorô), également judoka, a disparu sans crier gare (nous y reviendrons) et que sa mère est partie à sa recherche, Yawara vit seule avec son grand-père. Ce dernier projette donc tous ses fantasmes de victoire sur sa petite-fille et lui fait vivre un quotidien infernal avec des entraînements plusieurs fois par jour. Il l’inscrit de force à des compétitions et il dénigre complètement les envies et aspirations de Yawara. Pour lui, il est inconcevable qu’elle aie des aspirations différentes de celle qui colle à la famille Inokuma depuis au moins 3 générations.
Le personnage de Jigorô Inukoma est vraiment spécial. D’un côté, il est l’élément comique récurrent dont les apparitions deviennent prévisibles et souvent drôles. Son obsession pour le judo est loufoque et son excentricité fait toujours sourire. D’un autre côté, son comportement paraît très malsain. Il n’accepte pas que sa propre petite-fille ait sa propre indépendance et ses centres d’intérêts, il la force à agir à sa manière. Une vraie figure patriarcale dont il s’agirait de s’émanciper, mais le manga date de 1987, et les questions sociétales et le féminisme n’ont pas la même portée qu’aujourd’hui. Bien que le comportement de ce personnage soit sérieusement problématique, il est crucial de garder en tête le contexte historique. C’est un vestige intéressant des mentalités d’il y a bientôt 40 ans.
Là où le récit devient davantage ambigu, c’est que la focale étant toujours placée sur Yawara, l’envie de l’encourager à vivre ses rêves et ses envies est bien présente. Mais l’ombre du grand-père plane toujours et on sait que Yawara finira inévitablement sur les tatamis, vêtue de son kimono blanc, et prête à dégainer son terriblement satisfaisant Ipon-Seoi Nage. Les scènes de sport sont réellement intenses et le talent de Yawara est très impressionnant, mais à quel prix ? C’est finalement toujours le judo qui l’emporte sur ses aspirations, la menant jusqu’à des compétitions majeures à l’internationale, donnant ainsi raison au comportement du grand-père. Le sentiment est donc confus, en s’investissant dans le Judo, Yawara fait plaisir aux lecteurs ainsi qu’à son grand-père, alors que cette activité est née d’une contrainte à laquelle elle ne souhaite pas consentir.
Au fil des 7 premiers tomes, j’ai l’impression que la perspective de Yawara rejetant le judo s’estompe pour révéler finalement un rejet de la contrainte. Car le judo reste une pratique qu’elle trouve grisante, mais son plaisir est-il né de l’obligation de pratiquer ce sport, tel un bon vieux syndrome de Stockholm, ou la jeune femme était-elle réellement destinée à ce sport ? Son enthousiasme s’éveille au fil des tomes, mais le rapport de contrainte avec son grand-père reste intact. Quelle sera l’évolution de cette relation ?
Sayaka !
Là où le manga offre une vision très intéressante des histoires de sport, c’est que la relation ambiguë que Yawara entretient avec le judo ne permet pas de suivre des schémas classiques. On peut donc écarter le principe de rival à vaincre absolument. Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer en introduisant la belle Sayaka Honami, riche héritière du groupe Honami. Elle excelle dans toutes les disciplines sportives qu’elle essaie. Ayant besoin d’être au centre de l’attention et grâce à une ruse du grand-père de Yawara – toujours lui, elle développe une obsession pour le judo. Son talent et son esprit compétitif en font la rivale idéale de Yawara sur les tatamis. Oui, mais Naoki Urasawa aime jouer, voire ridiculiser, ce personnage en l’empêchant systématiquement de se mesurer à elle (alors qu’à ses yeux, il est clair qu’elles sont rivales).
Yawara ne montre aucun enthousiasme pour le judo, elle n’a donc pas d’intérêt à considérer qui que ce soit comme sa rivale…en tout cas pas pour le Judo. Mais…?
Ce manga est une histoire de focale à déplacer pour découvrir l’ampleur et la qualité du travail de caractérisation de l’auteur. Yawara est définitivement la rivale de Sayaka, mais cette dernière ne se sent pas prise au sérieux face à son désintérêt. Elle redouble donc d’efforts pour s’entourer des bonnes personnes pour la faire réagir, dont notamment un certain Kazamatsuri, grand bourreau des cœurs qui fait également chavirer celui de Yawara. C’est ainsi que l’une voit en l’autre une rivale sportive, tandis que l’autre a trouvé sa rivale en amour. Les conflits entre les deux personnages en deviennent croustillants car les motivations de chacune sont opposées.
Matsuda & Kazamatsuri !
Du point de vue de Yawara, ce qui est important ce sont ses études en faculté des arts ménagers afin d’être une femme au foyer modèle. Elle rêve de rencontrer l’amour, et parmi ses nombreux prétendants, il y en a 2 qui savent attirer son attention : le journaliste sportif Matsuda ainsi que celui mentionné ci-dessus, nommé Kazamatsuri, beau coach sportif qui collectionne les conquêtes.
Le premier est le personnage pur et sympathique qu’on a très envie de soutenir. Le pauvre en pince réellement pour Yawara, mais les nombreux quiproquos font qu’elle est persuadée qu’il ne s’intéresse à elle que pour en faire des articles de journal. Elle ne se rend pas compte de l’attirance, voire l’obsession, qu’il ressent pour elle. Et c’est notamment à cause de ce fameux Kazamatsuri (qui se fait rapidement harponner par Sayaka) qui hante ses pensées. Il est beau, il a du succès avec les femmes, il a une certaine notoriété, il a donc tout pour plaire.
Le triangle amoureux qui en découle est touchant et original. Au point actuel dans l’histoire, et en observant les développement actuel des personnages, j’en mettrai ma main à couper que Yawara va bientôt détacher ses yeux de Kazamatsuri (qui est honnêtement présenté comme un homme à femme peu agréable et dont on ne souhaite pas la présence dans la vie affective d’une jeune femme gentille et bienveillante) pour enfin comprendre que Matsuda en est raide dingue et qu’il se sert de son statut de journaliste sportif pour la soutenir dans l’ombre et s’en approcher. Mais son admiration pour elle ne se limite pas à la jeune sportive, c’est de elle tout entier qu’il est follement attiré, voire amoureux. Mais comme Urasawa est très fort pour surprendre ses lecteurs, il fait peut-être exprès d’éparpiller beaucoup d’indices laissant penser que l’histoire d’amour entre Yawara et Matsuda est une étape, voire une conclusion, évidente. Va-t-il nous surprendre ?
Là où le manga est plutôt original, c’est qu’à nouveau, tout est une question de focale. Le but ultime du personnage de Yawara est son aspiration à une vie sentimentale épanouie et devenir une fille “comme les autres” pour s’éloigner de son statut de monstre du judo. Cette focale est donc perpétuellement distordue grâce à des objectifs qui divergent entre les personnages mais qui gravitent toujours fatalement autour de ce sport de combat. On en revient toujours à la pratique du judo et des compétitions.
Belkins, Anna, Kim & Jody !
Dans ces 7 premiers tomes, le moment où le manga prend un virage très important vers la pratique sérieuse du Judo ainsi que la considération des événements sportifs majeurs, c’est probablement au moment où quatre “antagonistes” (avec des immenses guillemets) sont présentées de manière très théâtrale et manichéenne. Yawara est très forte au Japon, probablement la plus forte de sa catégorie, mais quatre personnages sont introduits tel les Quatre Chevaliers de l’Apocalypse : Belkins de Belgique, Anna de Russie, Kim de Corée du Sud et Jody du Canada.
C’est d’ailleurs à la rencontre de cette dernière, après un affrontement amical, que Yawara se rend compte que le judo n’est pas si facile. Bien qu’elle soit un absolu prodige de cette discipline dans son entourage, il existe des sportives qui brillent par leur talent au Judo, dans leurs pays respectifs. Surdouée et ultra-médiatisée, le nom de Yawara est déjà présent dans tous ces pays dont les champions ne pensent qu’à l’affronter durant une prochaine compétition majeure. L’aspect “manga de sport” prend donc tout son sens grâce à l’arrivée de ces personnages, mais c’est sans oublier le talent de caractérisation d’Urasawa pour replacer le tout dans un contexte très local pour Yawara (dont les aspirations ultimes restent cependant intactes).
Le fait que les compétitions prennent davantage d’ampleur permettent de faire bouger le dernier aspect de “l’histoire dans l’histoire” de Yawara : son père disparu.
Kojirô !
On peut déceler une thématique que l’on connaît chère à l’auteur grâce au personnage de Kojirô Inokuma. Le père de Yawara a disparu il y a de nombreuses années, et une part de l’intrigue se concentre sur la volonté de Yawara de retrouver son père. Son nom étant connu de tous, retrouver cette personne sera l’objectif de plusieurs personnages, soit pour aider Yawara, soit pour lui nuire. La fin du tome 7 apporte une première conclusion à cet arc scénaristique, et je suis très curieux de découvrir comment cet aspect du récit sera développé et exploité pour la suite.
Conclusion !
Finalement, le manga Yawara ! porte très bien son nom. Ce n’est pas vraiment un manga de sport, ni une romance, ni un (léger) thriller, en réalité c’est tout ça à la fois. Et c’est là où Urasawa est un mangaka talentueux, il pense son récit de manière multidirectionnelle et ne se limite pas à une seule thématique. Yawara ! c’est tout simplement l’histoire de Yawara, et c’est elle qui pilote son manga de manière non conditionnée. Ce n’est pas cette comédie romantique aux scènes improbables ou ce manga sportif qui rend fou par son suspense. C’est juste l’histoire d’une fille nommée Yawara et de son impact sur son entourage dont le rayon s’étend sur plusieurs milliers de kilomètres au fil des tomes. Le nom du manga est donc parfaitement bien trouvé “Yawara !”, ce point d’exclamation si anecdotique et pourtant si important. Cette jeune femme ne laisse personne indifférent, que ce soit son talent au judo, sa bienveillance ou sa beauté, elle devient l’obsession de tout son entourage, à commencer par son grand-père. “Yawara !” par-ci, “Yawara !” par-là, ce point d’exclamation qui traduit une certaine frénésie à l’encontre d’une étudiante qui n’aspire qu’à une vie de tranquillité et d’amour.
Visuellement et narrativement, Urasawa est loin du style souvent imité qui l’a rendu célèbre avec des œuvres comme Monster ou plus récemment Asadora, mais il est très intéressant de se rendre compte des origines de cet auteur à la notoriété gigantesque d’aujourd’hui. Tout est encore un peu timide et vieillot, le nombre de cases par page est très élevé. Les tomes grands formats de 300 pages sont donc plutôt longs à lire. Le début de l’histoire tournant beaucoup en rond pour mettre en place tout ce petit monde qui gravite autour de l’héroïne, il faut s’accrocher un minimum avant de s’habituer au style et au rythme du récit, mais une fois qu’on fait, nous aussi, partie de l’entourage de Yawara, on se joint à la chorale pour hurler « Yawara ! » avec tous les autres personnages.
La découverte des débuts d’un auteur fabuleux !
Bien plus que « simplement » un manga de sport, l’histoire d’une jeune femme et de son impact sur son entourage.
Caractérisation et narration superbe, même pour un manga « d’époque ».
Une édition Perfect très satisfaisante.
Un début un peu long à lire, faute à un découpage vieillot et surchargé et des tomes de 300 pages.
Le comportement souvent problématique du grand-père.
Bien qu’ils soient superbes, les dessins de couvertures redessiné en 2013 par l’auteur ne ressemblent pas au contenu, difficile de reconnaître Yawara sur ces portraits.
Yawara ! est un manga qu’il faut lire en remettant le récit dans son contexte sociétal et historique. Sortie il y 35 ans dans un pays qui peine encore aujourd’hui avec des standards sociétaux de l’ancien-temps, la série raconte le besoin d’émancipation d’une jeune femme qui subit les attentes sportives d’un grand-père obsessionnel.
Toujours bienveillant et avec une maîtrise de la caractérisation des personnages, le récit déplace sa focale en permanence autour de Yawara et de son rapport à son entourage gravitant autour du judo.
C’est un réel plaisir de lire une des premières œuvres du grand Naoki Urasawa. Même si personnellement, je lui préfère ses haletantes intrigues de type thriller, il est très intéressant de découvrir une autre facette de l’artiste dans une œuvre plus intime et me rendre compte que son talent dans la caractérisation et la narration ne date pas du tout d’hier !
Je suis ravi de me dire qu’il reste encore 13 tomes à lire de la belle histoire de Yawara !