Tomie
One shot
❤ Coup de Coeur !!
Tomie
Auteur : Junji Ito
Editeur : Mangetsu
Date de Sortie : 7 juillet 2021
Genre : Historique / Tranche-de-vie
Big Découverte

Dichotomie

Les œuvres horrifiques existent depuis toujours et ont évolué avec les médias. Il peut s’agir de, entre autres, de romans, films, jeux vidéo ou encore les bandes dessinées. Quel est l’intérêt de se faire peur ? C’est une question que je me pose régulièrement. Regarder un film d’horreur et ressentir un certain malaise, est-ce vraiment du divertissement ? Ce n’est probablement qu’une question d’habitude ou de sensibilité, mais pourquoi est-ce que c’est apprécié ?

Moi, je n’aime pas avoir peur, c’est une émotion que je trouve viscéralement désagréable. En fait, j’ai peur de la peur. Paradoxalement, je la trouve fascinante, et je pense que c’est dans l’horreur que peut se révéler le potentiel imaginatif de certains créateurs, même ceux qui ne sont pas forcément célèbres pour ça. Par contre, j’aime bien faire peur. Imaginer des histoires ou des situations effrayantes est un exercice intéressant et très satisfaisant quand ça fonctionne (je rappelle que je crée des jeux vidéo, avant que vous ne me preniez pour un fou !).

Dans cette interview parue en 2017, Hideo Kojima, célèbre Game Designer (qui signe d’ailleurs la préface de Sensor, autre titre d’Ito également paru chez Mangetsu), avoue au magazine IGN qu’il a très facilement peur, à l’instar de Hitchcock ou Spielberg. Et c’est parce que ces créateurs ont très facilement peur qu’il leur est facile d’imaginer ce qui est effrayant, car ils le comprennent, bien qu’ils soient tourmentés par leurs propres idées. Je suis persuadé que c’est également le cas de Junji Ito qui ne se destinait initialement pas à devenir un maître incontesté de l’horreur aux côtés de H.P. Lovecraft ou Stephen King. Bien que les activités médicales touchant aux dents inspirent une certaine terreur, Ito exerçait le métier de prothésiste dentaire et c’est sur son temps libre qu’il aimait dessiner des mangas. Le reste de sa biographie est une autre histoire que je vous laisserai découvrir par vous-même.

Ce drôle de postulat de départ me sert finalement à avouer qu’en plus de 20 ans de lecture active de mangas, j’ai toujours fui les œuvres d’ Ito comme le diable. J’ai pu apercevoir un nombre incalculable de fois ces fameuses planches viscérales et absurdes où les visages ne sont plus que des supports organiques malléables qui deviennent des sculptures aberrantes difformes, pleines de trous ou d’insectes, grouillants et infinis. Ça me faisait peur.

2021 fut l’année de la résurrection de l’œuvre d’Ito en France, et j’ai décidé de vaincre mes appréhensions et de me laisser emporter à mon tour par ce train fantôme afin de comprendre l’engouement autour du mangaka. Je trouve intéressant de pouvoir découvrir cet auteur avec Tomie, sa toute première œuvre publiée qui l’aura accompagné durant la majeure partie de sa carrière.

Lobotomie

Tomie, c’est l’histoire d’une belle jeune femme qui fait perdre la tête aux hommes qui essaient de lui trancher la sienne. Telle une sirène, elle envoûte les hommes qui en tombent follement amoureux. Mais les sentiments de ces derniers sont si forts, qu’amour se transforme en passion, et passion se transforme en violence. Vous avez peut-être déjà ressenti une affection tellement forte pour un proche (voire un animal de compagnie), que vous avez envie de les serrer dans vos bras tellement fort que vous pourriez les casser en deux ? C’est à peu près ce qui se passe chez ses prétendants qui l’aiment tellement fort qu’ils veulent la découper en morceaux. (Note que si vous aimez vos proches tellement fort que vous voudriez les découper en morceaux, merci de prendre rendez-vous avec la police la plus proche.)

Mais Tomie est une créature aussi incompréhensible que fascinante, aussi divine que diabolique. Plus qu’éternelle, elle est infinie. Chaque morceau de son corps donne naissance à une nouvelle Tomie. A ce stade, il est impossible de savoir combien d’hommes sont en train de succomber à son charme simultanément. Il serait plausible d’assumer que d’un chapitre à l’autre Tomie est une autre Tomie, tout en étant la même Tomie.

Plus les chapitres avancent, et plus on progresse dans la carrière de Junji Ito. Je rappelle que les chapitres sont sortis de manière irrégulière durant son parcours, comme si chaque nouvelle apparition de Tomie dans son esprit prenait possession de ses priorités en tant qu’auteur. Son idée de ce qu’est cette femme se précise au fil de ses apparitions, toujours plus effrayante, arrogante. Le trait de l’auteur progresse aussi à chacune de ses histoires, devenant de plus en plus digne du personnage pour la rendre un peu plus envoûtante case après case.

L’aspect recueil du livre peut peut déstabiliser certains lecteurs. C’est une succession d’histoires dont le fil rouge sang est Tomie. À part une histoire filée en fin de tome, il y a peu de lien entre les chapitres, si ce n’est le malaise et l’anticipation qui se propage d’une histoire à l’autre. A l’instar de Tomie, le recueil n’a donc ni réellement de début, ni de conclusion. Qui sait combien de Tomie ont existé avant le chapitre 1 et combien de Tomie grouillent au-delà de la quatrième de couverture ?

Personnellement, j’ai mis très longtemps à lire l’intégralité des 750 pages du livre. Un chapitre à la fois me suffisait pour recevoir ma dose quotidienne. Je suis persuadé que c’est la meilleure manière de lire ce recueil afin de s’imprégner totalement de chaque histoire indépendamment. Les chapitres se consomment avec modération tel un très bon cru de vin rouge à la robe écarlate dont chaque gorgée est meilleure que la précédente.

Anatomie

Même en dehors des pages du manga, Tomie est inévitable. En librairie, impossible d’échapper à ce regard hypnotisant sur les étalages des nouveautés. Ces yeux m’attirent fatalement jusqu’à elle, jusqu’à me pousser à me saisir du livre et me rendre compte du phénoménal travail d’édition qu’ont effectué Mangetsu et toutes l’équipe de Blackstudio (lettrage et graphisme). C’est un gros livre dont chaque page a été soignée grâce à un un véritable travail de passionnés. Premier pas d’un nouvel éditeur dans la bibliographie de Junji Ito, il a fallu marquer les esprits en proposant une telle qualité d’édition. La jaquette à la texture sablée qui épouse délicatement le logo et sa dorure rouge sang cache un livre à la reliure rigide. Même le titre situé sous la jaquette dispose d’un élégant vernis sélectif flattant la rétine des lecteurs s’aventurant jusque là. Le soin est apporté dans les moindre détails.

Sur 750 pages, j’ai trouvé uniquement une erreur dans le nom d’un personnage dont une voyelle change d’une page à l’autre (Ayako / Ayaka). Comparé à d’autres ouvrages aussi conséquents qui en ont bien plus, c’est une très belle performance.

Seule l’épaisseur du papier qui laisse transparaître les versos de certaines pages m’a un peu chagriné. Mais je comprends qu’avec un papier plus épais, le manga aurait eu des airs de dictionnaire, et ça aurait été bien plus désagréable à la lecture (et au rangement !).

Tomie aime les beaux vêtements qui la mettent en valeur, elle aime se sentir belle devant le regard des autres. L’équipe de Mangetsu a parfaitement honoré ses attentes en lui offrant la plus élégante des robes qui la rend irrésistible, même au milieu des centaines d’autres livres autour d’elle. C’est en tout cas un des plus beaux ouvrages à figurer dans ma conséquente bibliothèque.

Autotomie

Que dire de plus quand une belle préface est déjà écrite par Alexandre Aja, célèbre réalisateur rêvant de porter Tomie sur grand écran ?

Que dire de plus quand Morolian analyse cette œuvre dans une très intéressante postface de plusieurs pages ?

Je peux simplement ajouter que la peur me fait peur. Alors j’ai appréhendé la lecture de Tomie durant plusieurs jours. Je perdais quotidiennement ma bataille de regard contre ses yeux sur la couverture. J’étais démuni et effrayé de découvrir ce personnage et par extension, entrer dans l’univers de Junji Ito. Et si j’avais peur ? J’ai finalement osé, j’ai mis un pied dans ce jardin de la folie, l’estomac noué et les poings serrés.

J’ai adoré. Tomie ne me fait pas peur, et elle n’est finalement pas là pour ça. Fondamentalement, elle subit plus qu’elle ne fait subir. Elle a un corps spécial qui se métamorphose parfois en visions d’horreur, mais ça ne fait pas peur. C’est déstabilisant, c’est parfois dégoûtant, mais ça ne correspond pas à la définition que je me faisais de la peur. Je n’ai pas été stressé, je n’ai pas sursauté ni lâché mon livre. J’ai juste éprouvé un sentiment d’inconfort à la vue de certaines planches qui ne m’empêcheront pas de dormir. L’horreur grotesque et viscérale est finalement plus fascinante qu’effrayante et j’ai personnellement bien plus peur d’un humain potentiellement violent et imprévisible que d’une Tomie.

Fun fact : En français, le suffixe “tomie” signifie une ablation d’une partie du corps, c’est un comble pour une femme dont tout ce qu’on coupe repousse en permanence et donne naissance à une nouvelle Tomie.

Big

Tomie

Un travail d’édition colossal et passionné

Une belle entrée dans l’univers de Junji Ito

Une évolution extrêmement intéressante du style visuel chapitre après chapitre.

Little

Le côté décousu des histoires indépendantes favorise plus de pauses entre les chapitres.

J’aurais aimé avoir une mention de l’année de publication des chapitres pour me rendre compte de l’évolution dans le temps.

Victimes et bourreaux échangent leurs places à chaque mesures d’un concert sordide, menée par une magnifique cheffe d’orchestre dont on ne peut décoller le regard. Tomie offre son nom à un recueil fascinant d’histoires non manichéennes autour d’un seul personnage aux mille visages dont c’est un réel plaisir (coupable ?) de suivre l’évolution.

Je suis entré dans l’univers de Junji Ito et je ne suis pas près d’en ressortir ! Comme tous ses prétendants avant moi, je suis tombé amoureux de Tomie et je me demande si je la reverrai un jour sous une nouvelle forme. Visiblement, Junji Ito lui-même ne le sait pas non plus. Ce dont il peut être sûr, c’est que le cas échéant tous ses lecteurs seront présents pour un nouveau tête-à-tête avec la belle !

Tomie est un vrai coup de cœur et je me réjouis de découvrir les autres œuvres du mangaka, merci Mangetsu pour ce travail colossal !

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