Si je vous dis “gestes barrières”, “port du masque obligatoire”, “désinfection des mains avec gel hydroalcoolique”, “distanciation sociale”, est-ce que quelque chose vous vient à l’esprit ? Rien ? Vraiment ? Hmm, j’entends quelqu’un dire le mot pandémie, ça vous parle ? Ah c’est un sujet récurrent de la science-fiction ? D’accord…
Bon si c’est un sujet de SF, ça m’inspire une histoire pour un manga, que dites-vous de ce synopsis ?
“Un virus, dont le nom est une contraction d’un terme liée à la maladie, associé à l’année de son apparition (autour des années 2020), provoque un mouvement panique de la population mondiale avec des pertes humaines considérables. Des mesures sanitaires sont déployées dans la société avec fermetures brutales des frontières avec des blocs en béton armé. Des personnes sont tenues isolées de leurs proches au moindre contact avec une suspicion de maladie. Le port du masque devient obligatoire quand les gens ont le droit d’enfin quitter leur domicile après un confinement de plusieurs mois. Tout le monde parle de “situation particulière” et se réjouit d’un “retour à la normale”.”
Ca c’est de la science-fiction de qualité haha ! Non ? Attendez, vous me dites que ce n’est pas de la fiction mais exactement ce qui s’est passé sur Terre en 2019 avec le Covid, il y a moins de 5 ans ? Faut savoir à un moment ! Je précise que je n’ai n’ai jamais évoqué le mot covid ni la nature de la maladie dans mon pitch, donc vous êtes certainement un covidiste conspirationniste, pour être franc.
Bref, ce n’est pas fini ! Cette histoire commencerait justement après ce retour à la normale tant attendu, dans une société où, contrairement à la nôtre, les humains n’auraient pas simplement oublié l’existence du Covid-19, oups pardon, du Virus-21, pour recommencer à s’entasser dans des transports publics et à se tousser les uns sur les autres, sans masque. Dans mon histoire, que je nommerais New Normal, ce qui fait très subtilement référence à ce fameux retour à la normale, le virus est toujours présent. Mais les humains apprennent à vivre avec en mettant en place des stratégies notamment avec des lois encore plus strictes en terme de port du masque, distanciation sociale et gestes barrières. Exactement ce qu’on a vécu avec le covid, mais en plus exagéré ! Oh et il pourrait aussi y avoir des manifestations de ceux qui se sentent opprimés par ces mesures très strictes, comme on en a vues chez nous ! Du génie !
Bon tout ça c’est un joli contexte, mais ensuite, ça va raconter quoi ?
Bouche de là !
New Normal est un manga de Aihara Akito dont le premier tome est paru en février 2023 aux éditions Kana. La série démarre au Japon en 2020, donc en pleine pandémie du Covid-19. Trois tomes y sont publiés pour le moment.
On y suit le quotidien dans un futur (très) proche du jeune Hata, un lycéen ayant toujours vécu dans cette “nouvelle normalité”. Il est né dans une société où les gestes barrières se sont renforcées au lieu de s’estomper. Dans cette dystopie, on ne rigole pas avec “la maladie”, on ne dévoile sa bouche et son nez sous aucun prétexte, on évite le contact au maximum. Des forces spéciales sont déployées pour veiller à ce que la population respecte ces mesures sanitaires, et des caméras filment la population pour détecter le port du masque. En cas de non-respect ou de suspicion, l’armée se charge en personne de faire régner la loi sanitaire.
Naturellement, quand plus personne ne peut vivre sans dévoiler la partie inférieure du visage, une certaine pudeur se crée. Et de cette pudeur naît ensuite un fantasme. C’est pourquoi la bouche devient l’objet de tous les émois. Partie du corps absolument sensuelle dans la conscience de chacun depuis la nuit des temps, elle est là où l’amour se déclare pour la première fois, grâce au bisou ou au baiser, selon l’intensité du moment. C’est vrai, une bouche, c’est très beau et porte un fort symbole. Vectrice d’émotions, la bouche peut transmettre 1000 intentions. Ne pas la voir lors d’une interaction peut porter à confusion. “J’espère qu’elle sourit sous son masque”.
Comme tous les lycéens de son âge, Hata perd facilement ses moyens devant ce qui représente un fantasme. C’est d’ailleurs montré de manière assez peu subtile quand un groupe de lycéen s’excite terriblement devant la photo d’une femme très peu vêtue, particulièrement plantureuse et sexy. Mais ce n’est que la silhouette perceptible de la bouche cachée sous un léger voile qui les met dans tous leurs états. C’est rigolo, voire cocasse, mais difficile à croire.
Bref, on l’aura compris, fini les plans culottes ou les décolletés, dans ce shônen, c’est la bouche qui devient le centre d’intérêt des regards. Aihara Akito réalise d’ailleurs une prouesse car avec une narration efficace, des dessins superbes et quelques effets graphiques, il parvient à rendre le moment d’apparition de lèvres particulièrement sensuel mais qui donne aussi l’impression de voir quelque chose d’interdit, alors que ce n’est qu’une bouche.
L’idée est finalement très bien trouvée, car le visage est grandement défini par la bouche. Mystifier cette partie contribue à alimenter l’imagination. Rappelons-nous de toutes les théories sur le visage du personnage de Kakashi dans le manga Naruto, ce personnage dont on ne verra finalement jamais la bouche, mais qui reste un éternel sujet de débat, voire de fantasmes.
Ne penser qu’au vide.
Certains pensent nécessaire de débattre sur la nature de la maladie présente dans New Normal. Mais c’est absolument inutile. Si l’auteur a appelé sa maladie “Virus-21” c’est bien pour souligner le fait qu’il peut s’agir de n’importe quel virus, Coronavirus ou pas, ça n’a aucune utilité de la définir. Ce qui est mis en avant dans New Normal, c’est le fait de vivre avec un virus, la nouvelle normalité à laquelle la société fut contrainte de s’adapter. Les symptômes du virus n’ont aucune incidence dans ce récit. Alors effectivement, ce fameux Virus-21 peut correspondre à n’importe quelle pandémie, mais le timing de sortie de New Normal, ainsi que les mesures sanitaires mis en place de manière si stricte s’inspirent indéniablement de ce qui a secoué le monde avec le Covid. De plus, les manifestations anti-masque y font aussi précisément écho. Je le répète donc : sur le fond, la nature de la pandémie n’a aucune incidence sur l’histoire que raconte New Normal. Sur la forme, c’est une dystopie d’anticipation précisément calquée sur des événements très récents, et tenter de réfuter ça n’a aucune pertinence.
Quand je parle de futur très proche au sujet de la timeline de ce manga, c’est qu’il y a quelques indices montrant une certaine évolution technologique, comme la présence accrue de drônes, même dans le cadre scolaire ou encore les caméras qui traquent les visages. Rien ne montre une société totalement futuriste avec des gadgets et améliorations improbables. Pas de voiture volante ou d’hologrammes, uniquement des évolutions technologiques qui sont extrêmement proches de ce qui existe déjà aujourd’hui. Cette légère évolution renforce l’idée que New Normal se passe simplement demain, dans une société qui s’est strictement adaptée après une pandémie, au lieu de la nier. Les récits d’anticipation peuvent facilement paraître grotesque, et c’est toujours une piste risquée à prendre, mais l’auteur s’en sort très bien en restant totalement crédible et réaliste dans ses propositions.
On parle toujours énormément de background et de contexte, mais finalement, ça raconte quoi ?
Hata vu !
Un jour Hata va apercevoir la bouche de la belle Natsumi. Cette lycéenne, vivant dans le souvenir du monde d’avant pour lequel elle se passionne en regardant des vidéos d’époque (aujourd’hui interdites) et questionnant sans cesse ses parents qui ont vécu avant la pandémie, va saisir cette opportunité pour créer une relation secrète avec Hata. Leurs sorties, pour le moment platoniques, se résument à s’isoler dans des endroits plus ou moins discrets où ils peuvent enlever leurs masques, manger librement, sentir les odeurs de la nature. Evidemment Hata est particulièrement subjugué par la bouche de Natsumi dont il a du mal à décrocher le regard.
Particulièrement chanceux, il va aussi apercevoir, toujours sans le vouloir, la bouche de la toute aussi jolie Erika. Se sentant trahie, voire souillée par le fait que quelqu’un l’ait vue démasquée avant le mariage, elle commence par réagir de manière agressive. Rapidement, elle va aussi profiter de cette situation pour tourner autour de Hata, créant ainsi une sorte de triangle amoureux.
Mais alors, New Normal c’est juste une RomCom dystopique ?
Si ça ne se limitait qu’à ça, j’aurais trouvé que l’exploitation du contexte pour “juste” ce développement aurait été un peu décevant. Mais l’auteur parvient à maintenir un intérêt particulier en incluant le personnage de Sagara. Il s’ajoute non seulement dans l’équation amoureuse en faisant tourner la tête de Natsumi avec son aura particulièrement charismatique et son côté rustique, mais il se révèle avoir un rôle très intéressant dont je tairais la surprise. Petit à petit, l’intrigue s’étend en direction des zones désertées pour cause de pandémie, notamment à l’intérieur de la capitale qui est isolée par des grands murs de béton. Ce qui se trouve derrière reste encore très mystérieux, et l’inquiétude et la rigueur palpable vis-à-vis de la pandémie devient de plus en plus menaçante. Le panachage d’ambiances fonctionne très bien.
Le tome se termine sur une scène pleine de suspense et va potentiellement relancer l’intrigue d’une manière différente, et je suis très curieux de découvrir où l’auteur souhaite nous emmener dès le tome suivant. Ce début est d’ores-et-déjà particulièrement convainquant, oscillant entre plusieurs types de récits dans un contexte de fiction particulièrement crédible.
Un contexte très original et pertinent
Une dystopie dans un futur proche très convaincant, s’inspirant directement de la pandémie du Covid-19
Des dessins somptueux
Un panachage d’ambiances très réussi
Un titre qui peut être difficile à cerner et la couverture n’aide pas à se faire une idée.
Quelques réactions un peu disproportionnées chez certains personnages.
Ce premier tome de New Normal est une entrée en matière très intéressante avec un contexte extrêmement pertinent. Il ne reste plus qu’à prouver la qualité de ce récit sur la longueur pour avoir une série franchement excellente. Vivement le tome 2 !