Les Chefs-d'œuvre de Junji Ito
Tomes 1 et 2
❤ Coup de Coeur !!
Auteur : Junji Ito
Editeur : Mangetsu
Date de Sortie : 1 Décembre 2021 et 23 Février 2022
Genre : Suspense / Horreur
Little Big Bilan

Créativité abominable

Regardez autour de vous, regardez-vous dans le miroir, que voyez-vous ? Si vous vous appelez Junji Ito, vous verrez certainement une source d’inspiration inépuisable dans chaque chose qui vous entoure, dans chaque partie de votre corps, dans chaque pore de votre peau… La créativité, c’est ce cerveau en ébullition capable d’imaginer et de créer tout un tas de concepts. On pense souvent, à tort, que la créativité est un talent qui rend capable de sortir de belles choses de son chapeau magique. Mais au contraire, être créatif c’est être justement la capacité de s’abreuver de tout ce qui nous entoure pour faire fleurir ses idées. 

Junji Ito est un maître de la créativité, et il le prouve grâce à ces deux recueils édités aux éditions Mangetsu, explorant l’horreur et le grotesque sous de nombreuses facettes. Ces 20 nouvelles permettent de se rendre compte à quel point cet auteur ne se repose jamais sur ses acquis et s’inspire d’absolument tout ce qui l’entoure ainsi que dans ses souvenirs d’enfance pour créer des concepts dérangeants, choquants, interpellants, mais surtout fascinants

Focale sur l’abominable

Ce n’est pas parce que Junji Ito est un génie dans ses concepts qu’il ne se permet pas quelques automatismes dans ses créations. Ce que je trouve particulièrement intéressant, comme le relève Alt236 dans la préface du premier tome, c’est la nature interchangeable des protagonistes. Essayons de nous rappeler des personnages des oeuvres de Ito, c’est immédiatement des figures telles que Tomie, Soïchi, la femme-limace ou encore la ravissante Fuchi qui apparaissent dans nos esprits. 

Les personnages confrontés aux visions d’horreur de Junji Ito n’ont rien de mémorables, et n’ont absolument pas besoin de l’être. En effet, la focale est presque toujours placée sur l’abomination.

Le happy end n’existe pas vraiment dans les histoires de Ito, la malédiction s’abat inévitablement sur les personnages. Le but de ces histoires n’est pas de montrer une épopée héroïque face à des monstruosités. Au contraire, quand la terreur frappe, elle s’infecte et recouvre le récit de manière inévitable et le plonge dans le cauchemar si fascinant et propre à l’auteur. Et finalement, c’est justement pour ces raisons que Junji Ito fédère tant d’admiration. On ne le lit pas pour espérer voir des personnages s’en sortir, on le lit pour s’imprégner d’une hallucination viscérale, dérangeante et parfois perverse dont on ne peut détourner le regard. 

Une certaine candeur se dégage de ces nouvelles qui semblent s’écrire elles-mêmes, comme si le concept de scénario n’existait pas. Comme dans la vraie vie qui n’est pas écrite de manière à satisfaire des schémas scénaristiques, il n’y a pas de héros, et le protagoniste n’a pas un destin à accomplir. “Life’s a bitch, then you die” comme le dit la célèbre citation du Washington Post en 1982. 

De ce fait, la lecture nous porte dans un récit simple, où il n’y a pas vraiment place à la réflexion et à l’anticipation. Prenons, par exemple, l’histoire avec Fuchi, la femme effrayante aux dents de requin qui fait du mannequinat. En suivant mon instinct et mes habitudes scénaristiques, j’aurais immédiatement tendance à croire à une histoire sur l’acceptation de soi, ainsi qu’à la présence d’un réel message bienveillant derrière le concept : croire en ses rêves et devenir mannequin même avec un aspect absolument repoussant est possible. Même quand Fuchi révèle son million de dents acérées, je me dis bêtement que c’est pour accentuer la bienveillance qui va suivre. Mais c’est une histoire de Junji Ito, donc Fuchi est juste hideuse, ses dents sont faites pour déchirer la chair et c’est finalement ce qu’il se passe lorsqu’elle s’adonne à ce carnage dans la forêt durant le tournage du film. C’était si évident, mais je ne pouvais m’empêcher de ressentir une forme d’empathie pour Fuchi, et je m’attendais inconsciemment à ce que cette empathie soit récompensée. Mais ce sentiment n’a pas lieu d’être dans l’univers d’Ito.

Fête foraine abominable

Selon moi, il faut pénétrer dans ces tomes des Chefs-d’Oeuvre de Junji Ito comme dans un parc grotesque. Chaque chapitre est une attraction courte et unique, de 20 à 70 pages, avec sa propre ambiance. Une fois l’attraction terminée, on assiste à un rapide débrief par l’auteur lui-même, expliquant ses inspirations et ses intentions pour cette nouvelle, puis on repart pour un tour dans une nouvelle aventure. Junji Ito est une personne particulièrement humble dans sa manière de parler de ses œuvres et de son parcours. Il n’hésite pas à révéler ses secrets de fabrication et ce qu’il considère comme des éventuels dérapages vis-à-vis de son postulat initial. Le sentiment qui en découle, c’est que souvent, il se laisse infecter par une idée sur laquelle il donne une impression d’improvisation jusqu’au plongeon dans les ténèbres de sa créativité. C’était ce postulat même qui m’avait déplu lors de ma lecture de Sensor qui semblait se perdre en chemin, selon moi. Alors que pour ces nouvelles, le format fonctionne à merveille. 

Mon seul (petit) regret, c’était de retrouver un chapitre de Tomie que j’avais déjà eu le plaisir de lire dans le recueil spécialement conçu autour de ce personnage fascinant. J’ai aimé le relire, mais le sentiment d’avoir un concept en moins à découvrir m’a forcément créé une légère frustration. D’ailleurs, en parlant de Tomie, j’ai été ravi de découvrir un semblant de “Itoverse” lorsque Tomie, Soïchi et Fuchi apparaissent au sein d’une même histoire. Cet univers gagne davantage en cohérence et devient encore plus effrayant, sachant que toutes ses abominations cohabitent dans le même espace. 

Parmi mes nouvelles préférées dans le tome 1, je choisis “Un rêve sans fin” dont le thème me parle tout spécialement, “Lipidémie” pour le dégoût qu’il m’a provoqué, “Le mannequin” pour les raisons évoquées ci-dessus. Dans le tome 2, mes préférées sont “La ville funéraire”, “La chuchoteuse” et “Horreur charnelle”. De manière générale, je trouve que le tome 1 possède les histoires les plus fortes. Le tome 2 n’est pas moins bon, loin de là, mais les concepts m’ont un peu moins impactés. J’ai néanmoins adoré Les Chefs-d’Oeuvre dans son intégralité et j’espère qu’un jour un tome 3 sortira.

Une édition tout sauf abominable

Troisième et quatrième ouvrage de la collection Junji Ito, les éditions Mangetsu ont une fois de plus mis les petits plats dans les grands. Les livres sont spectaculaires : Les motifs en vernis sélectif sur la couverture rigide sont superbes et les jaquettes sont magnifiques. Mention spéciale aux logos dont les “C” sont adaptés en fonction d’une des nouvelles du recueil. Une fois de plus, spAde a fait un travail remarquable de graphisme et de maquettage, qui est superbement mis en valeur grâce aux dorures sur les logos. Ces livres sont vraiment de beaux objets, et la collection Ito commence à avoir une fière allure dans les mangathèques. J’aimerais ajouter que j’ai trouvé le travail de traduction et d’adaptation particulièrement convainquant grâce à un effort particulier sur les champs lexicaux selon les thèmes des histoires (Soïchi le mangeur de clous,qui aide à traverser un passage clouté par exemple…).

 

Une leçon de créativité.

Un travail d’édition spectaculaire (direction artistique, manufacture, tradaptation).

Préfaces (de Alt236 et Maghla) et analyses en fin de tome (de Morolian) toujours aussi qualitatives.

Des histoires courtes mais débordantes d’originalité.

Fuchi.

La présence d’un chapitre déjà présent dans le recueil sur Tomie est une petite frustration.

Les Chefs-d’Oeuvre méritent amplement ce titre élogieux. En 20 nouvelles, Junji Ito emmène les lecteurs dans son univers grotesque pour présenter l’étendue de son talent. Véritable leçon sur ce qu’est la créativité grâce à des explications entre chaque chapitre, la capacité de l’auteur à s’inspirer de tout et de rien pour imaginer ses concepts fascinants est extraordinaire. Les éditions Mangetsu offrent à ces Chefs-d’Oeuvre un écrin de qualité grâce à un travail minutieux et spectaculaire, rien n’est laissé au hasard pour offrir un ouvrage aussi beau sur le fond que sur la forme dans la bibliothèque.

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