Tout juste une semaine après leur arrivée dans le monde du manga avec Ao Ashi et son personnage principal bouillonnant, les éditions Mangetsu restent dans les très hautes températures grâce à leur nouveau titre : Le Mandala de Feu.
Cette histoire en un seul tome raconte les grandes étapes de la vie de Tôhaku Hasegawa, peintre ayant réellement vécu au Japon durant l’ère Edo (XVIème Siècle). Il est associé à différents courants artistiques et notamment à plusieurs fresques très connues. Bien que l’histoire de cet artiste soit à peu près connue dans les grandes lignes, certains détails de son parcours restent relativement obscurs encore aujourd’hui. Par exemple, quelques doutes subsistent encore quant au fait qu’il soit l’auteur de certaines œuvres connues. Le terrain est donc idéal pour Chie Shinomoto, mangaka dont il s’agit de la première parution en version française, pour raconter de manière très romancée la vie et la carrière de ce peintre.
Passions ardentes
Selon moi, Le Mandala de Feu est avant tout une histoire de passions.
Souvent symbolisée par le feu, la définition de ce qu’est une passion est un sujet très complexe. À mon sens, il y a une piste de développement idéale qu’il faut aller piocher chez le philosophe René Descartes qui a vécu à peu près à la même époque, de l’autre côté du monde. Selon ce philosophe, qui est notamment célèbre pour la phrase “je pense donc je suis”, il existe six passions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Bien que Le Mandala de Feu n’y fasse aucunement mention, je trouve très intéressant de pouvoir mettre en parallèle l’existence de la théorie des six passions primitives avec la vie de Tôhaku Hasegawa, telle qu’elle est dépeinte ici. Selon moi, chaque grande étape de sa quête pour trouver sa place, sa légitimité en tant que peintre est couverte par les flammes de l’une d’entre elles. Je vous invite d’ailleurs à les garder en tête et tenter d’associer certaines scènes avec l’une de ces six passions primitives lors de votre lecture.
Le feu, parfois protecteur, parfois inspirant, parfois destructeur, mais toujours omniprésent pour animer ou consumer l’artiste, sert de fil rouge au récit. Je retiendrai en particulier l’incendie du château de Nobunaga Oda, le jour de la mort de ce dernier. Cet événement provoque, dès les premières pages du manga, la destruction d’un chef-d’œuvre devant un regard admiratif dont l’iris va capturer les braises sans jamais les relâcher. Le regard ardent de l’artiste est justement l’élément mis en valeur sur la couverture du livre. Les braises accompagneront cet homme à travers l’amour, le désir, la haine, la joie et la tristesse. La construction de la carrière de Tôhaku Hasegawa naît de la destruction de sa plus grande source d’inspiration, une œuvre de Eitoku Kanô.
Rencontres étincelantes
L’artiste traverse ces différents murs de flammes que sont ses passions tout au long de sa carrière, grâce à des rencontres qui font office d’étincelles. Le voyage de Hasegawa Tôhaku ne se fait donc pas seul.
Dès les premières pages, il est déjà hanté par ce célèbre artiste qui a peint de nombreuses grandes œuvres, et notamment celle dont la destruction par les flammes sert de point de départ aux passions de Tôhaku. Ce moment va marquer le début du croisement des destins de ces deux artistes et les flammes de leur créativité durant leur quête de légitimité où se mêlent orgueil et doute. Chacune de leurs rencontres attise le feu d’une passion chez l’un ou chez l’autre.
Mais la rencontre la plus importante survient aussi durant le grand incendie du château. Il y rencontre Sen No Rikyû, un Maître de Thé. C’est d’ailleurs grâce à ce dernier que Tôhaku parvient à s’infiltrer dans le bâtiment en flammes. Le statut de “Maître de Thé” était offert aux experts maîtrisant à la perfection la préparation du thé. Ils ont ensuite le privilège de préparer et servir le thé aux personnes les plus influentes du pays. C’est le cas de Sen No Rikyû qui est au service de Nobunaga Oda, célèbre figure de l’Histoire du Japon, ainsi qu’à son successeur.
Le métier de ce personnage est, à mon sens, tout sauf anodin. Un Maître de Thé connaît très précisément les temps d’infusion et les températures idéales de l’eau. Ainsi, il sait apporter la chaleur nécessaire aux feuilles pour l’infusion, tout en prenant soin de ne pas les brûler afin de ne pas ruiner le goût du thé. La rencontre de Tôhaku et de cet homme est fondamentale dans le développement de l’artiste. A l’instar de la préparation du thé, le Maître parvient à manipuler le feu du peintre afin de le maintenir à la bonne température. En intervenant à différents moments importants de sa vie et de sa carrière, il endosse soit une fonction de catalyseur, soit de canalisateur.
D’autres personnages interviennent tout au long du récit, principalement de la famille du peintre. Chacune de ses présences dans sa vie va déchaîner les flammes d’une passion et offrir des scènes extrêmement fortes en émotions que je vous invite à découvrir.
Peintures renversantes
Les dessins de Chie Shonomoto sont d’une grande finesse et puissants vecteurs d’émotions. J’ai vraiment été sensible aux passages transportant les personnages, et le lecteur, à l’intérieur même des fresques. Ces scènes sont particulièrement réussies et permettent de ressentir l’immensité artistique qui se dégage de ces peintures.
Les personnages ont un traitement graphique beaucoup plus spontané que les décors. Un contraste intéressant se crée entre le contexte historique et l’aspect des intervenants. Cependant, comme tout le récit est centré sur la passion, un trait trop fermé dans un réalisme exacerbé ne permettrait pas une mise en valeur de ces passions par l’exagération. Ça ne m’a pas dérangé, mais j’ai trouvé ce parti pris suffisamment original pour être relevé.
Mon seul regret se situe au niveau de quelques mimiques ou répliques qui tentent de désamorcer certaines situations en y apportant une touche d’humour que j’ai personnellement trouvé inappropriée vis-à-vis de la délicatesse du contexte.
Édition flamboyante
Les éditions Mangetsu déclarent à nouveau leur amour aux beaux livres. Le travail d’édition sur Le Mandala de Feu est splendide et offre un ouvrage cohérent avec son propos grâce à une texture de jaquette rappelant le papier à estampes. De plus, le format agrandi du livre ainsi que sa souplesse permettent d’apprécier davantage la lecture et la contemplation du manga, et notamment ses magnifiques doubles pages. Pour couronner le tout, le bandeau promotionnel entourant le manga est simplement élégant grâce à un superbe illustration tirée de l’une des plus belles scènes du livre.
Malheureusement, une telle délicatesse dans la manufacture et le choix des matériaux en font un objet certes magnifique, mais également fragile. Je vous invite à aller chercher vous-même votre exemplaire chez votre libraire pour ne pas risquer de mauvaises surprises durant un acheminement postal. Mon exemplaire a un peu souffert durant son long voyage jusqu’en Suisse.
Tout le travail de traduction, d’adaptation graphique, lettrage (cases et onomatopée) est, une fois de plus, impeccable.
Les étapes bouleversantes d’une histoire vraie
Des superbes dessins forts en émotions
Des scènes poignantes
Un travail d’édition d’une rare délicatesse
Quelques tentatives d’humour inappropriées
La succession de scènes rend parfois la chronologie difficile à suivre
Attention, livre fragile
Le Mandala de Feu est basé sur une histoire vraie mais assume complètement son aspect très romancé. C’est une œuvre profondément poétique dont le calme est systématiquement rompu par les flammes des passions. Le schéma fonctionne à merveille et donne presque l’impression que même si le récit est celui de la vie et la carrière d’un peintre, c’est le feu qui en est le protagoniste. Chaque scène est un tableau où les flammes sont omniprésentes et brillamment mises en scène visuellement et symboliquement.
C’est une prouesse de la part de Chie Shinomoto d’être capable d’utiliser le simple élément qu’est le feu pour réussir à véhiculer tant d’émotions différentes et contraires, jusqu’à carrément transcender le support qu’est le manga en simulant que même les pages sont brûlées. C’est spectaculaire.
Je recommande donc ce one-shot très original et délicat. A consumer sans modération !