Goodnight World
Volume 1
Auteur : Uru Okabe
Editeur : Akata - Medium
Date de Sortie : 21 Octobre 2021
Genre : Drame, Frantastique
Big Découverte

Good Morning Metaverse

Regardez autour de vous. Est-ce que l’endroit où vous vous trouvez actuellement vous convient ? Est-ce que le monde dans lequel vous vivez vous plaît ou est-ce que la réalité vous donne envie de fuir ? Il est possible de fuir la réalité de bien des manières douces comme la lecture, la musique, les films voire le sommeil pour des solutions légales (ainsi que d'autres moins légales...), mais ce sont des solutions dont l'immersion ne passe que par l'imagination.

La fuite dans un autre monde, de manière virtuelle ou non, est une thématique très répandue dans la culture “geek” d’aujourd’hui. Notez que c’est un terme que je ne porte pas du tout dans mon cœur, mais il a trouvé sa place dans les vocabulaires comme étant le terme qui définit les fans de pop culture, manga, jeux vidéo (entre autres) mais aussi les fans d’innovation technologiques.

Le 28 octobre 2021, une vidéo de plus d’une heure a secoué le monde. Mark Zuckerberg, célèbre inventeur de Facebook annonce le Metaverse un univers en réalité virtuelle dans lequel il est possible d'organiser une nouvelle vie avec ses amis, familles et collègues, pour travailler ensemble ou se divertir sans avoir à se déplacer de chez soi. La définition du bonheur en somme ? Pas sûr...

Évidemment, dans le fond c’est une proposition qui embrasse la sédentarité exponentielle des humains (est-ce vraiment une bonne solution ? Qui se souvient du film Wall-E de Pixar ?). C'est aussi, bien évidemment, une solution pour atténuer virtuellement les distances qui se sont imposées depuis la pandémie qui maudit le monde depuis début 2020. Mais est-ce qu’offrir des moyens de plus en plus spectaculaires pour immerger les utilisateurs dans une autre réalité n’est pas juste un aveu d’impuissance face à un monde oppressant qui va inexorablement vers son déclin ? C'est un sujet fataliste et jusqu'à aujourd'hui fantaisiste qui anime beaucoup de scénariste depuis plusieurs décennies, mais il y a de quoi trembler quand la réalité rattrape la fiction.

La recrudescence d'œuvres, particulièrement des mangas, mettant en scène des humains lambdas qui deviennent des “héros” d’un nouveau monde, virtuellement ou par réincarnation, me fait réfléchir depuis quelque temps. J’ai vraiment le sentiment que cette mode est une conséquence directe à un réel malaise sociétal. La pression carriériste dans la civilisation actuelle n'est un secret pour personne, notamment au Japon où c'est un symptôme majeur de la société. Les isekai ne sont-ils qu'une matérialisation d'un besoin de dire bonne nuit à ce monde pour créer une nouvelle vie ailleurs ? Peut-être que je vais trop loin et que ce genre de récit est juste cool, et comme c'est très populaire, il y en a toujours plus qui sortent ! Je le souhaite en tout cas.

Hello Worlds

Goodnight World est un manga terminé en 5 tomes parus au Japon entre 2016 et 2021. Il s’agit de la 2ème œuvre de Uru Okabe publiée en France après World War Demons, également paru aux éditions Akata.

Planet est un jeu de rôle massivement multi joueur- dit MMORPG - qui se joue en réalité virtuelle. Le clan Akabane est un groupe de 4 joueurs qui règne sur ce monde. Il est composé de Shiro, May, AAAAA ainsi que de Ichi. Ce dernier est un guerrier redouté et reconnu pour sa puissance et son efficacité dans le monde de ce jeu. Le clan, composé d’un homme et d’une femme un plus matures ainsi que de deux hommes plus jeunes, se comporte comme une véritable petite famille modèle. Ils se vouent une vraie admiration, voire de l’affection les uns pour les autres pendant qu'ils accomplissent leurs exploits ensemble, alors qu’ils ne se connaissent que virtuellement.

Dans le monde réel, Ichi est en fait Taichiro, un jeune homme en complète rupture sociale qui ne se lave plus et ne mange que très rarement. Il rejette totalement sa famille, il complexe devant la réussite de son grand frère, étudiant modèle. L’état dépressif et défaitiste de son père le dégoûte et il n’a plus aucun contact avec sa mère qui a mis un coup de grâce à cette famille décomposée en l'abandonnant.

Le secret de cette famille est très rapidement révélé au lecteur (bien qu'on s'y attende dès les premières pages) : Le clan Akabane est en réalité la famille de Taichiro. May est sa mère joue depuis un Cybercafé. Le père passe son temps enfermé dans sa chambre pour incarner Shiro et AAAAA est le grand frère autant virtuellement que dans la réalité. Ce dernier doit vraiment tenir un rythme infernal pour réussir à jouer autant, tout en ayant une vie étudiante aussi épanouie. Bien entendu, eux-même ignorent cette vérité. C'est un contexte assez grotesque et peu crédible pour des personnes vivant sous le même toit sans s'en rendre compte. Mais acceptons cette configuration, pour le bien du message sombre que l'auteur veut faire passer.

Si je me permets de dévoiler moi-même ce mystère, c’est parce que le propos du manga n’est pas de tromper le lecteur quant à cette double vie. Au contraire, le contraste entre les relations réelles et virtuelles d’une même famille est au centre de tout le récit et offre une vision oscillant entre bienveillance et désespoir selon de quel côté de l'écran on se trouve.

Ce tome 1 présente donc les deux facettes d’une même famille, parfaite d’un côté, désastreuse de l’autre. Il me tarde de découvrir comment les deux mondes vont petit à petit se diluer l’un dans l’autre. Est-ce que la perfection de Planet sera teintée du désespoir du monde réel, ou est-ce la beauté du monde virtuel qui offrira un nouveau regard une fois le casque retiré de la tête ?

Goodnight World

Derrière le contraste entre ces deux vies qui représente un niveau de lecture macro, il y a également les aventures d’Ichi, l’avatar virtuel de Taichiro et les quêtes du clan Akabane. Leurs objectifs dans le jeu ainsi que leurs conflits avec d’autres joueurs sont les éléments de lecture micro. Le fameux Rapace Noir, redoutable créature qu’ils traquent, est leur objectif principal en plus de mener de terribles guerres de territoires avec d’autres factions. Dans les scènes d'actions, les personnages déchaînent toutes leurs aptitudes au jeu, des techniques fatales aux des sorts ravageurs. Le quatuor brille par son efficacité. L’action contraste également avec la lourdeur, l’oppression des moments dans le vrai monde, où la magie disparaît pour laisser place à une vision d’un monde très terne.

Le tome se termine sur un développement intéressant et intègre un début de rupture de la barrière délimitant le réel et le virtuel. Des secrets semblent mettre en danger les personnages au-delà de leurs avatars.

Beautiful World ?

Le style graphique de Uru Okabe ne plaira pas à tout le monde. Sans être vilains, les dessins sont très inégaux. Les décors sont généralement réussis, mais leur niveau de détails dénote beaucoup avec les personnages pour lesquels l’auteur semble moins à l’aise. Ce manque d’assurance dans le character design impacte la cohérence visuelle des personnages.

Un détail insignifiant mais qui m’a interpellé au niveau de la différence de style visuel entre le dessin de couverture et les planches : le nez d'Ichi. Il n’y a pas une seule page où cet avatar virtuel possède un nez, contrairement à tous les autres personnages. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un choix de l'auteur, l’absence de nez étant relativement courant dans les mangas. Mais Ichi possède bel et bien un nez sur la belle illustration de couverture. Je répète que ce détail est insignifiant, mais il permet d'appuyer mon impression de manque de cohérence dans cet aspect.

L’édition d’Akata est toujours de très bonne facture et le travail d’adaptation est très convaincant. Une fois de plus, le logo-titre réalisé par spAde (que l’on commence à bien connaître sur ce blog !) est excellent.

Une sombre vision du monde d’aujourd’hui qui fait réfléchir.

Un double niveau de lecture.

Un développement qui s’annonce très intéressant.

Les dessins de personnages manquent de finesse et de cohérence.

La surreprésentation de ce thème sur le marché du manga risque de le faire passer inaperçu.

J’ai peur d’un “happy ending” alors qu’une noyade dans cette vision désespérée du monde serait dérangeante mais intéressante.

Goodnight World est une agréable surprise. Ce manga est plus que jamais ancré dans l’actualité d’aujourd’hui avec la recrudescence de projets en réalité augmentée et virtuelle ainsi que l’annonce fracassante du Metaverse de Mark Zuckerberg. Il y a un fantasme sur la fuite du monde réel vers un autre univers qui met de côté les soucis du quotidien pour permettre de s’épanouir dans un environnement propre, réconfortant, satisfaisant, valorisant. La vision d’Uru Okabe du monde contemporain, sombre et propice à l'échappatoire, est dérangeante de lucidité. C’est ce qui fait toute sa force et donne envie de découvrir la suite, bien que j’aie peur d’un “happy ending”.

 

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