Depuis que la mangaka Yumi Tamura a publie son premier manga en 1986, elle a dessiné et scénarisé plus d’une quinzaine de séries plus ou moins longues. Parmi ses œuvres les plus connues, il y a Basara et 7 Seeds. Ces deux mangas shojo ont longtemps été les seules séries de l’auteur à être arrivées en France, malheureusement sorties trop tôt pour réellement parvenir à trouver le succès chez le public francophone.
Il reste donc une mine d’or quasiment intacte dans laquelle il n’y a qu’à piocher pour faire venir les trésors de l’auteur chez nous. Les éditions Noeve Grafx, nouveaux venus dans le marché du manga francophone, mettent le premier coup de pioche dans la bibliographie de Yumi Tamura pour nous offrir la dernière série en date de l’auteur, Don’t Call it Mystery.
Don’t call it detective
La très intrigante couverture du premier volume montre clairement les termes Détective et Criminel s’emmêler dans l’imposante chevelure frisée de Totonô Kuno. Pour quelles raisons ? Est-ce que ce personnage est simultanément un criminel et un détective qui mène un double jeu à l’instar de la série télévisée Dexter ? En réalité, ces mots sur la couverture font référence à la première moitié du volume qui présente les impressionnantes facultés mentales de ce personnage, lorsqu’il se retrouve suspecté dans une affaire de meurtre.
Il me semble important de prévenir rapidement les lecteurs qui s’attendent à lire un récit classique d’enquêtes et de crimes que ce n’est pas le schéma classique adopté par ce manga. Ce premier tome de Don’t Call it Mystery ne laisse aucunement penser qu’il puisse s’agire d’un manga de détective. Totonô Kuno n’est pas un Sherlock Holmes qui se fait confier des mystères à résoudre de manière épisodique. Cependant, le jeune étudiant solitaire partage un point commun important avec le célèbre détective de Londres.
Call it mentalist
Il existe une pratique d’observation et de déduction qui s’appelle la lecture à froid. Souvent associée au mentalisme, il s’agit de cette spectaculaire faculté à déduire des éléments précis de la personnalité, voire du passé d’une personne, rien qu’en l’observant. D’un rapide coup d’œil en direction de la personne qu’ils souhaitent lire, il est possible d’en déduire les habitudes alimentaires, les hobbies, et bien d’autres choses.
Les différentes représentations de Sherlock Holmes à la TV, au cinéma ou dans divers manga et bandes dessinées exacerbent souvent ce don du personnage à effectuer des incroyables déductions d’une grande précision d’un simple regard.
Sans être détective, ni la prétention d’en être un, Totonô possède cette capacité de faire de la lecture à froid de manière innée. Cependant, le caractère fortement pragmatique du personnage et son inadaptation sociale font qu’il n’est probablement pas toujours agréable de le côtoyer, surtout pour quelqu’un de susceptible… ou qui a quelque chose à cacher. Cela explique également la raison de son manque de vie sociale et amoureuse.
Action ou vérité ?
Avec ce premier tome, l’auteur nous présente Totonô dans différentes situations qui lui permettent de mettre en pratique ses talents d’observations et de déductions. Il ne s’agit pas systématiquement d’un mystère à résoudre, mais d’une mise en contraste entre le pragmatisme absolu du personnage et la situation dans laquelle il se retrouve contre son gré. Les différentes personnalités et émotions se heurtent à une logique infaillible et aiguisée.
Comme le dit le dicton : il n’y a que la vérité qui blesse. Et Totonô a le don de faire sortir ses interlocuteurs de leurs gonds rien qu’en émettant de simples constatations.
Le récit se focalisant sur les dialogues, le manga ne repose évidemment pas sur des scènes d’action ou sur un découpage très dynamique. Mais ce n’est pas le propos car les chapitres se déroulent presque intégralement en huis clos. Le rythme est relativement lent, en dehors de quelques passages de débordement de personnages que Totonô parvient à pousser à bout avec son insouciance et son pragmatisme.
Totonô vs The World
Il y a deux catégories de personnages : Totonô et les autres.
Ce jeune homme dont la tignasse improbablement frisée et proéminente contraste avec l’impassibilité perpétuelle de son visage dans toutes les situations. La silhouette du personnage et sa masse capillaire pourraient presque donner l’impression que c’est un énorme cerveau sur pattes. Bien évidemment, cet aspect renforce la figure d’intelligence qu’il inspire.
Il ne laisse transparaître aucune émotion, sauf dans de rares exceptions où ses plaisirs personnels sont impactés par les situations dans lesquelles il se retrouve. C’est notamment le cas avec les plats aux curry qu’il se cuisine et dont il est systématiquement privé par une visite soudaine, ou encore des sorties culturelles. Il ressent donc égoistement l’impact du fait d’être privé de ce qui lui fait plaisir, mais ne ressent pas le poids que peuvent avoir ses mots sur les personnes qui l’entourent. Celles-ci le détestent ou sont fascinées, mais son visage de marbre ne laisse jamais indifférent.
Afin de contraster avec lui, les autres personnages possèdent tous des caractères très travaillés, et surtout des émotions. En quelques cases, l’auteur parvient à présenter des personnages différents et pertinents.
J’ai particulièrement apprécié le discours féministe de certaines scènes où des femmes n’hésitent pas à remettre à leur place des hommes aux paroles innapropriées.
La scène où Totonô aide un mari à prendre conscience de la charge de travail qui peut incomber son épouse au sein d’un ménage, même pour des tâches à priori banales, est également une belle leçon de féminisme tout en douceur et élégamment intégrée.
C’est évidemment une thématique extrêmement complexe et lourde qui mérite d’être abordée plus amplement que dans ces quelques lignes. Mais pour resituer sur Don’t Call it Mystery, j’ai trouvé que l’ajout subtile de ces quelques scènes est très fort et intéressant, surtout en remettant dans le contexte d’une oeuvre publiée au Japon, pays dont la société est encore malheureusement trop fortement impactée par le patriarcat.
Visuellement mystérieux
Yumi Tamura vient du monde du shojo et bien que son trait ait fortement évolué depuis des œuvres comme Basara, elle conserve une légèreté dans son trait. Une certaine douceur caractérise les cases de Don’t Call it Mystery et ce style renforce davantage le caractère insouciant de Totonô et son visage presque inexpressif contrastant avec le reste des personnages.
Une édition magnifique
Don’t Call it Mystery fait partie de la deuxième vague de sorties de l’éditeur Noeve Grafx depuis son arrivée dans le marché du manga.
2021 est une année spécialement chargée en nouveautés et, pour se démarquer, cet éditeur a choisi d’offrir un soin plus que particulier à la production et au façonnage. Et c’est splendide.
Chaque livre est scellé sous blister afin de garder le mystère de son contenu intact. Un insert en papier est présent entre les pages faisant directement écho aux éditions japonaises (et c’est pratique comme marque-page). Ces inserts dévoileront bientôt tout leur potentiel lorsque le site internet de Noeve Grafx sera mis à jour pour y intégrer les surprises qui leur sont liées.
En plus de ces ajouts, les mangas sont imprimés sur le luxueux papier Fedrigoni Constellation Riccio aux reflets nacrés du plus bel effet. La couverture dispose également d’un vernis UV pour mettre en relief certains éléments.
Malheureusement, à l’instar des autres sorties de l’éditeur, une carte spéciale était prévue. Mais suite à un retard d’acheminement lié à la crise sanitaire, elle n’est pas présente dans le tome 1. Cependant, il y aura deux cartes dans le prochain tome pour compenser.
Totonô, un personnage simplement fascinant
Une oeuvre intelligente et pertinente
Une édition magnifique
Des dessins qui ne plairont pas à tout le monde
Le terme “Détective” sur la couverture qui peut induire en erreur
Quelques rares facilités scénaristiques
J’avoue que je ne connaissais pas ce titre avant de le lire. J’ai même découvert que l’auteur était la mangaka à qui l’on devait Basara et 7 Seeds. Son style a tellement évolué que je ne l’avais pas reconnu !
La lecture de ce premier tome de Don’t Call it Mystery fut une totale découverte pour moi, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, bien que j’imaginais – à tort – que j’allais lire une histoire de détective. J’avais un peu peur d’une histoire à la construction prévisible sous forme de succession d’enquêtes. Mais au fil des pages, j’ai trouvé le manga si pertinent, si intelligent et si imprévisible que je me suis retrouvé à la fin du tome bien trop rapidement. Et quelle fin ! L’attente pour la suite va être insoutenable.
Avec Totonô et son pragmatisme, les mystères n’existent pas et ne doivent pas être appelés ainsi, car tout peut être finalement déconstruit de manière logique.
Cette série porte donc bien son nom. Et elle porte également bien mon coup de cœur !